Avant même d’écouter, ce qui frappe c’est cette photo en couverture : un portrait du grand Charles Mingus, les yeux fermés, les doigts posés sur le manche. Une image puissante, comme un masque mortuaire. L’homme en colère y apparaît méditatif, d’une force impassible. Ce cliché est réalisé par Lee Friedlander, figure de premier plan de l’histoire de la photographie qui à l’orée de sa carrière va signer une série de portraits pour Atlantic. Et pas des moindres : John Coltrane pour My Favorite Things et Giant Steps, Ray Charles pour What’d I say… C’est encore lui qui sera l’auteur du portrait de Miles – les yeux tournés vers demain- pour le génial In A Silent Way en 1969. Dix ans plus tôt, comme le démontrait la formidable exposition le Siècle du jazz au Quai Branly en 2009, le photographe a donc choisi cette photo parmi d’autres où le musicien a les yeux ouverts.
Et puis voilà la musique, Mingus au sommet dans cette fin des années 1950. Tout ce que l’ancien gamin grandi dans le ghetto de Watts a patiemment mis au point au sein du Jazz Workshop, le laboratoire dans lequel il a testé des formes et mis au point des formules : des formats conjuguant l’inventivité débridée et la liberté contrôlée, le désir de se projeter dès demain et le souci de ne rien oublier du passé. C’est le message qu’il entend transmettre avec ce titre, rappelant la fondamentale source qu’est le blues pour tout jazzman. Lui, en digne disciple d’Ellington avec lequel il enregistrera trois ans plus tard le séminal Money Jungle, en fournit une singulière relecture, arrangements détonants et embrasement du temps.
Ni hard bop, ni avant-garde, Blues & Roots fait le pont entre toutes les esthétiques de la Great Black Music, en un crossover qui jamais ne choisit la facilité. Pas le genre du boss des basses de caresser dans le sens du poil. Non, dès la première seconde, il entend bien tout renverser dans un torrent de notes, des rondes et des triples croches, pourvu que ça pulse. « Wednesday Night Prayer Meeting » donne le diapason, succession de stop chorus* de saxophones rutilants et roulements de batterie, tous portés par le contrebassiste qui n’hésite pas à tonner de la voix. Retour au calme avec « Cryin’ Blues », subtil solo du leader et piano sevré de ce blues pour une ballade qui sait sortir du sillon tout tracé. Et puis « Moanin’ », un monument du jazz, tout à la fois le velours des grands orchestres et l’énergie du bop, l’âme de l’église et l’esprit hérétique du free, l’humour des cartoons et la colère noire, du rythme et du blues, une mélodie qui pulse et des sautes d’accords, du coq à l’âne, tout en un thème, tout en moins de huit minutes. Le big bang du jazz ! Impossible de ne pas aimer cette musique après avoir entendu ça, cette irrésistible ascension boostée par les doigts de Mingus, des cordes qu’il percute pour imprimer le cap.
Et la face B qui suit est du même tonneau, avec un drôle d’hommage appuyé à un pionnier (« Mr Jelly Roll Soul », en référence à Jelly Roll Morton- NDLR) et toujours autant de vibrations vrombissantes et d’accents toniques. La partition brasse large, mise en sons par une équipe de cracks qui ont eux aussi écrit des belles pages de l’histoire du jazz. John Handy et Jackie McLean au saxophone alto, Booker Ervin au ténor et Pepper Adams au baryton, les trombonistes Jimmy Knepper et Willie Dennis, le fidèle Dannie Richmond aux baguettes et Horace Parlan au piano (avec comme remplaçant pas moins que l’immense Mal Waldron le temps d’un « E’s Flat Ah’s Flat Too », du genre pied au plancher), tous ceux-là au taquet pour tracer des lendemains qui swingueront autrement, sacrément, tout bonnement. Dans les notes de pochette, Mingus revient sur la genèse de cet enregistrement, entendant répondre à des détracteurs lui reprochaient de ne pas assez swinguer ! « Je suis né swinguant et tapant des mains à l’église en tant que petit garçon, mais j’ai grandi et j’aime faire autre chose que juste du swing. Mais le blues peut faire plus que du swing. Alors j’ai été d’accord. » La messe est dite.
*Procédé consistant à arrêter l’accompagnement musical durant un solo d’un musicien